Depuis 1931, chaque soir de l’été, les lumières du Lido ondulent à la surface de l’eau. L’établissement est presque indissociable du lac qu’il borde, comme s’il avait toujours été là. Mais il n’en fut pas toujours ainsi, le Lido éclaire la surface du lac depuis qu’un certain Otto Schartner a choisit Gérardmer pour y investir son argent. Le destin de ce personnage hors du commun mérite bien quelques lignes. Laissez-nous vous conter l’incroyable histoire de Herr Otto Schartner.
Et Otto inventa le Lido
Un jour de 1930, Justin Tisserand, blanchisseur de toiles, vit se garer chez lui une voiture qu’il n’avait probablement jamais vue auparavant. Une grande et classieuse Voisin, une voiture noire arborant une cocotte imposante représentant un oiseau dans le plus pur style art déco. Un homme habillé dans un complet du meilleur effet sortit du véhicule. Cheveux courts tirés en arrière, moustache en petit guidon, l’homme lui fit un signe et s’approcha. « Monsieur Tisserand ? Je me présente, Otto Schartner, homme d’affaires. Vous avez une belle ferme et une charmante propriété. Je me suis laissé entendre dire que vous étiez également propriétaire de la plage ?
– Oui, vos informations sont bonnes. Nous avons acheté cette propriété avec mon épouse en 1922, elle appartenait aux Mirabaud de Kattendyke.
– Perfekt ! Je suis justement à la recherche d’un endroit comme celui-ci. Voyez-vous, je viens tout juste de monter une société à Strasbourg. Vous connaissez le Baggersee ? Nous avons ouvert une plage privée avec des cabines pour se déshabiller en toute discrétion et tous les agréments imaginables. Strasbourg-Plage !
Justin Tisserand fit la moue, à l’évidence, Strasbourg et le Baggersee ne lui disaient absolument rien. Otto Schartner venait en effet de monter une société à Strasbourg pour exploiter une ancienne gravière reconvertie en plage.
– Vous voulez acheter la plage ?
– Votre prix sera le mien. J’ai déjà trouvé les investisseurs. On ne m’a pas menti, ce lac est wunderbar !
Nous ne savons pas si Justin Tisserand et Héloïse Pierrat, son épouse, mirent longtemps à se décider, mais le 1er mars 1930 l’acte de vente était signé chez Maître Vigneron à Gérardmer pour 130 000 francs. Le 5 mars 1930, les statuts d’une société dénommée « Société des établissements Lido-Gérardmer » furent déposés chez le même notaire. Les objectifs sont définis ainsi : installation d’un établissement de bains en plein air et de canotage, de places de sports, de promenades, d’agrément. Il est prévu aussi l’installation de cabines, vestiaires, garages et l’ouverture d’un restaurant et d’un café sur la plage. Le capital est fixé à 550 000 francs dont une partie (350 000 francs en 700 actions) correspond aux apports réalisés par Otto Schartner : l’achat de la plage et la concession de la ville pour son exploitation. Dans les semaines qui suivirent, les engins firent leur apparition et les travaux commencèrent.
Très vite, Otto Schartner rencontra les édiles gérômois pour leur faire part de son souhait de voir ouvrir un second casino à Gérardmer dans un autre établissement qu’il venait de louer et qui était connu sous le nom d’hôtel Monplaisir. L’affaire semblait hasardeuse. Il y avait peu de chances pour que le ministère de l’Intérieur accorde une autorisation pour un deuxième établissement dans une localité d’à peine 8000 habitants d’autant plus que les renseignements glanés sur Otto n’étaient pas en sa faveur. En effet, dès qu’il fut au fait de cette histoire, le Maire de Gérardmer, Paul Jacques et le conseiller général Paul Lalevée informèrent le préfet des intentions de l’homme d’affaires allemand. Le préfet en référa à son tour à la direction des services généraux de police d’Alsace et de Lorraine qui lui fit part des renseignements dont ils disposaient. Ces renseignements se concluaient par les phrases suivantes :
L’attitude de Schartner est suspecte au point de vue national ; en effet, ayant été condamné en Allemagne à une peine de prison qu’il ne semble pas avoir purgée et y ayant contracté de nombreuses dettes, il continue à s’y rendre impunément ; qu’il s’agit d’un brasseur d’affaires dépourvu de toute honnêteté, de moralité douteuse, mais qui grâce à sa fortune, cherche maintenant à paraître et à se créer des relations utiles. On ne saurait trop recommander d’être circonspect à son égard.
Archives départementales des Vosges, 1 M 965 ; Note de la direction des services généraux de police d’Alsace et de Lorraine, 17 octobre 1930.
Schartner n’était pas recommandable et il valait mieux s’en méfier.
L’espion allemand
Otto Schartner est né le 18 janvier 1894 à Berlin. Il est marié à Louise Bour, une Française qu’il rencontre à la fin de la guerre dans la région de Sarreguemines, cette dernière est fille-mère d’un enfant prénommé Hans Werner depuis 1906 et que Scharner reconnaitra après son mariage en 1918. Le couple a deux enfants : Raymond, né le 12 juin 1923 à Sarreguemines et Yvonne Henriette, née le 4 février 1925 à Berlin.
En 1923, le couple dépose une demande de cartes d’identité d’étrangers pour continuer à résider en France, mais la demande est refusée pour cause de sentiments nettement germanophiles. Après avoir vécu quelques années en Allemagne, la famille revient en France en septembre 1926. Otto est à ce moment détenteur d’un passeport allemand. Conformément aux prescriptions régissant le séjour des étrangers, Otto est contraint de loger dans le département de la Seine. Il exerce la profession de négociant et travail pour la Maison de parfums Godet à Neuilly. Il est recruté par cette société pour étendre les affaires outre-Rhin. Malheureusement pour lui, lors d’un voyage en Allemagne, il est rattrapé par son passé et conduit en prison le 8 décembre 1928. En effet, Otto avait dû quitter l’Allemagne en 1921, pourchassé par le justice pour une affaire de dédouanement frauduleux de marchandises. Otto fait prévenir la Maison Godet pour qu’elle le sorte de ce mauvais pas en payant sa caution. Mais apprenant que le motif de l’arrestation n’a rien à voir avec leurs activités, la maison Godet licencie Schartner et le laisse en prison, sans un sou en poche.
Schartner réapparait néanmoins dès 1929 à Strasbourg au volant d’une Voisin tape-à-l’œil. Grâce, dit-on, à son talent pour les affaires, il réussit à louer pour 150 000 francs l’emplacement formé par un grand étang dénommé « Baggersee ». Dès la première année d’exploitation, l’établissement est un franc succès. Il peut alors rembourser tous les investisseurs et réaliser d’importants bénéfices. C’est avec cet argent qu’il se décide à investir à Gérardmer en achetant une parcelle de terrain au bout du lac et en reprenant la gestion de l’Hôtel Monplaisir.
Dès lors, cette réapparition soudaine et l’aisance financière dont il fait preuve mettent en alerte les services de renseignement. L’armée et la police surveillent les moindres faits et gestes d’Otto. Un informateur, proche des services secrets allemands, suggère même dans une note très précise qu’Otto et sa sœur Getrude seraient à la tête d’une officine de renseignement allemande.
Du côté des affaires, la situation n’est donc pas brillante. La société du Baggersee est finalement revendue aux propriétaires des terrains et la société du Lido-Gérardmer est mise en faillite et la propriété est vendue en juin 1934 aux enchères publiques… comme la note de renseignement le présageait.
Schartner se retourne néanmoins très vite en montant une nouvelle société de recouvrement (Office de recouvrement de l’Est) qui n’a d’autre utilité que d’éponger les dettes qu’il a contractées. Pendant quelques années l’affaire fonctionne parfaitement, mais le 12 janvier 1939, Otto Schartner est arrêté pour escroquerie.
L’homme d’affaires est alors condamné quelques mois plus tard à 6 mois de prison pour escroquerie. Un arrêté d’expulsion est prononcé contre lui, mais Schartner s’étant pourvu en cassation, l’arrêté est mis en sursis.
C’est alors que le destin de Schartner va prendre un tour inattendu.
Le résistant ?
Dès la mobilisation générale, le 3 septembre 1939, Schartner met sa voiture à la disposition du commissaire de police et du juge d’instruction du tribunal civil de Strasbourg pour faciliter l’évacuation de la population et la mise en sécurité des archives du tribunal. Ces témoins louent l’attitude franchement francophile de l’homme d’affaires. Malgré cela, Otto Schartner se retrouve interné au camp du Ruchard situé en Indre-et-Loire comme bon nombre d’étrangers suspects. Il demande sa libération à plusieurs reprises, mais sans résultat. Conformément aux instructions ministérielles, Otto Schartner contracte un engagement dans la Légion étrangère dans le but d’intégrer une compagnie de travailleurs étrangers. Il s’engage donc dans les rangs de l’armée française à partir du 11 avril 1940. Il est envoyé en Algérie, à Sidi Bel Abbes au dépôt commun des régiments étrangers pour une période d’instruction puis il est intégré dans la 6e compagnie de travailleurs étrangers. Ces compagnies étaient composées de nombreux Espagnols issus de la Retirada. Ces travailleurs ont pu, par exemple, servir dans l’industrie, dans les exploitations agricoles ou sur des chantiers de gros œuvre.
Nous n’avons pas beaucoup d’éléments sur cette période de la vie d’Otto Schartner. On retrouve sa trace à partir du 28 janvier 1943, date à laquelle il est arrêté par la Sicherheitsdienst (Gestapo) à Châteauroux pour avoir dénoncé un Allemand à la police française. Il est ensuite incarcéré à la prison de Fresnes comme détenu politique, puis transféré à la prison de Karlsruhe et enfin à Berlin pour être jugé au Volksgerichtshof (le tribunal populaire nazi).
Ce tribunal d’exception traite spécialement des affaires de haute trahison et d’espionnage. Schartner est jugé le 30 novembre 1944 pour avoir dénoncé un Allemand à la police française et s’être engagé dans la Légion étrangère. La décision du Volksgerichtshof tombe le 21 décembre 1944 : Otto Schartner est condamné à mort. Incarcéré quelque temps à la prison de Plotzensee, il est fusillé le 15 janvier 1945.
Schartner aurait-il rendu des services à la Résistance ? A-t-il finalement collaboré avec les services de renseignements français ? Comment Otto Schartner a-t-il été arrêté ? Otto était-il un escroc ? Un espion ? Un héro ? Un agent-double ? Peut-être était-il tout cela à la fois ? Nuls ne semblent le savoir… Sauf peut-être, la sœur d’Otto, Gertrude, qui aurait récupéré ces dernières lettres écrites en prison. Peut-être qu’un jour ces documents viendront compléter nos recherches et éclairer les derniers moments de la vie de celui qui créa le Lido de Gérardmer.
Sources archivistiques
- Archives nationales (Pierrefittes-sur-Seine), fichier de la sûreté nationale, 19940474/107 et 108.
- Service historique de la Défense (Vincennes), État-major de l’armée de terre, 2e bureau, GR 7 NN 3014, GR 7 NN 3189. Dossiers relatifs à Otto Schartner.
- Service historique de la Défense (Caen), Division des archives des victimes des conflits contemporains, AC 21 P 271412 et AC 21 P 536368.
- Archives départementales des Vosges, 1 M 965.
- Archives municipales de Gérardmer, registres de délibérations du conseil municipal.
- Bundesarchiv, Reichsjustizministerium, registre des meurtres (Mordregister), R 3001/186983.
Merci à G. Thellier pour les prises de vues au SHD et à Me Varvennes pour l’accès aux minutes notariales.
5 réponses sur « L’espion qui inventa le Lido de Gérardmer »
Ignoré par de nombreux geromois,l’origine de cet établissement est lié au blanchiment sur pré à flanc de ce coteau qui descendait vers le lac.
Encore une histoire intéressante , bien documentée et bien narrée. Bravo Simon !
Ce travail d’investigation remarquable éclaire la lanterne des Gerômois sur la genèse d’un lieu emblématique de la ville. Un plaisir !
Ouahou merci pour ces lignes !
« Registre des meurtres », je ne savais pas qu’à l’époque il y avait un tel registre ! C’est vraiment passionnant d’apprendre tout ça et de connaître un morceau du passé. Merci beaucoup 👏🏼
Très intéressant, Merci