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Le « Scandale de Cornimont » (1906-1907)

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En 1906, dans une Troisième République qui vient à peine de tourner la page de l’affaire Dreyfus, un scandale d’ampleur nationale éclate dans la petite localité frontalière de Cornimont. Son poste de douane, en particulier, est au centre de l’attention générale pendant plus de six mois. Sur fonds de lutte politique entre républicains et conservateurs, ce qui aurait dû être un simple fait-divers local fait la une des principaux périodiques français. Le Matin, L’Aurore, Le Temps, La Patrie, La Libre Parole ou encore L’Humanité vont redoubler d’inventivité pour fabriquer des gros titres toujours plus racoleurs sur cet incident riche en rebondissements.

Article du Matin du 17 septembre 1906, p. 2.

La nouvelle frontière

Carte du département des Vosges, E. Marchal (lithographe), Impr. Humbert (Mirecourt), 1873,
GE C-10759 (Bibliothèque nationale de France).

Avant toute chose, un peu de contexte. En 1906, Cornimont est une petite ville de 5400 habitants située dans la vallée de la Moselotte. Grâce à l’essor de l’industrie textile depuis les années 1840, la commune prospère. Par le traité de Francfort du 10 mai 1871, l’Alsace-Lorraine est annexée par l’Empire allemand et, de facto, Cornimont se retrouve propulsée à la frontière. Un bureau de douane est élevé au centre de la place de la Pranzière. En complément, un poste avancé est construit à la Houssière. Les douaniers partaient faire leurs patrouilles, qu’on appelle « embuscades », dans les hauts de Xoulces (un hameau du village), principal lieu de passage des contrebandiers. Accompagnés d’un chien limier, ils emportaient un sac, un lit pliant, une couverture et un fusil. Allumettes, tabac, alcool, café, poudre pour armes à feu ou encore sel, telles étaient les marchandises introduites illicitement depuis l’Alsace. Dans la guerre éternelle qui oppose la douane à la contrebande, outre la surveillance, le dénonciateur, qu’on surnomme « chandelle », reste l’atout majeur des douaniers. Pour cette raison, ces derniers questionnent très souvent les habitants des fermes isolées près des sommets à la recherche de personnes suspectes. Certains de ces passeurs de marchandises ont donné du fil à retordre à la section des douanes de Cornimont. Les deux principaux chefs de bandes opérant sur les devants du territoire counehet à la fin du XIXe siècle étaient Auguste Gérard, surnommé « l’Albinos », et Jean-Baptiste Claudel. « L’Albinos », originaire de Raon-aux-Bois, a commencé très jeune. En 1880, à seulement vingt-cinq ans, il est décrit comme un « chef de bande très entreprenant, très rusé1 ». Quant à Claudel, un vieil homme du Syndicat, on le qualifie de « très intelligent ». Ils sont si compétents qu’on envisage de les employer comme émissaires des autorités militaires en cas de guerre avec l’Allemagne. Et c’est sans compter les incursions allemandes qui ont lieu au Grand-Ventron (sommet à l’est du village). C’est le cas au mois d’août 1906, lorsque des soldats d’un régiment strasbourgeois, en cantonnement à Kruth, traversent la frontière de nuit avant de se faire servir du vin à la chaume de Gustave Arnould. Les douaniers les manquèrent de peu.

Les Vosges. Nos Douaniers — La Poursuite du Contrebandier, n° 4800, Th. (photographe), Adolphe Weick (Saint-Dié), entre 1905 et 1906, CP 5184 P/R (BMI Épinal).
Composition de la brigade des douanes de Cornimont en 1906.

Une affaire de douaniers

Maintenant, pour bien comprendre cette « affaire de Cornimont », il faut retourner quelques années avant l’incident. Marie Édouard Pirot (1863-1927), originaire de Consenvoye (Meuse), débute sa carrière de douanier en 1889. Le 1er juillet 1900, alors qu’il est en poste aux Bréseux (Doubs), il est élevé au grade de lieutenant. Là-bas, ses opinions politiques conservatrices commencent à lui attirer des ennuis. Très proche d’un curé de campagne du Doubs, qu’il fait parrain de son fils Lucien, il se fait remarquer pour ses manifestations cléricales répétées. Cela lui vaut d’être renvoyé de la direction des douanes de Besançon à la demande du député Marc Réville, de l’Alliance républicaine. Le 1er décembre 1903, il est muté à la direction d’Épinal2. Le préfet du Doubs met alors en garde son homologue des Vosges, Georges-Émile Tallon : « M. Pirot […] ne présente pas de sérieuses garanties au point de vue politique. Il passait pour réactionnaire3 ». Le problème est qu’il reçoit le commandement d’une brigade profondément républicaine, celle de Cornimont. Pendant les deux premières années, la cohabitation se déroule sans encombre. En revanche, à partir de 1905, on commence à enregistrer plusieurs plaintes pour surmenage. Les enquêtes administratives qui suivent n’aboutissent à rien et les tensions s’exacerbent. Toutefois, ce qui met véritablement le feu aux poudres, c’est l’arrivée dans la brigade de René Duchêne en février 1906. Il apparaît que Duchêne et Pirot avaient tous les deux du caractère et une forte personnalité. Un choc entre les deux hommes était inévitable.

Édouard Pirot, Marseille, 6 août 1926, Collection C. Coulet.

Rancunes politiques

La principale cause de la rivalité entre Pirot et ses hommes est clairement politique. D’un côté, un lieutenant conservateur et clérical. De l’autre, une brigade de républicains, qu’ils soient radicaux ou bien socialistes. Dès son arrivée, Duchêne convainc la plupart de ses collègues d’adhérer à l’Union générale des agents du service actif des douanes, une association pré-syndicale de défense du « prolétariat » douanier. Désormais soutenue par un sous-officier, la brigade affirme haut et fort ses convictions républicaines et son désaccord avec son supérieur. Pour lutter contre ce phénomène, Pirot, fervent lecteur de La Croix, du Pèlerin et du Réveil Catholique, aurait interdit qu’on lise la presse républicaine au poste. En outre, si l’on en croit Duchêne et ses acolytes, il aurait déclaré un jour dans un accès de colère : « Vous êtes tous des collectivistes. Vous pouvez aller avec vos voyous de Jaurès, de Briand et compagnie. Mais nous aurons raison de vous. Nous étranglerons bien votre Gueuse. Vous pourrez dire ce que vous voudrez, je nierai. Je suis votre chef, vous ne serez pas écoutés4 ». Il est impossible de savoir si Pirot a prononcé ou non de tels propos. En tout cas, l’accusation est grave. Dans cette tirade, on retrouve une insulte à l’encontre d’un député, Jean Jaurès, un outrage au ministre de l’Instruction publique et des Cultes Aristide Briand et, pire que tout, la volonté d’abattre la République. Si ses opposants ont fabriqué de toutes pièces cette vocifération, c’est assez intelligent. Pire encore, lors des élections législatives de mai 1906, alors qu’il effectuait un service de reconnaissance nocturne, le lieutenant avait déchiré les affiches des candidats Pierre Vénard, républicain radical, et Louis Lapicque, socialiste, et laissé intactes celles du nationaliste Maurice Flayelle. Plusieurs témoins, dont le préposé Cordier, ont confirmé cette action. Duchêne, qui soutenait le Dr Lapicque, ne lui pardonne pas cette initiative prohibée. Il fait alors de plus en plus preuve d’indiscipline à son égard et arrive à liguer ses camarades contre leur chef.

Brigade des douanes de Cornimont devant la Chaume du Grand-Ventron, Adolphe Weick (Saint-Dié), entre 1903 et 1905.

Pour mater cette révolte, Pirot aurait abusé de son autorité. Ses subalternes dénoncent plusieurs abus entre février et août 1906. D’abord, l’un d’eux révèle que le lieutenant Pirot rédigeait lui-même la note de service, rôle habituel du brigadier, pour couvrir certaines de ses actions qui étaient contraires au règlement. Un autre déclare avoir été obligé de tenir une lanterne pendant que l’officier braconnait la nuit. En fait, on parle d’une vulgaire pêche à la grenouille en temps prohibé. Par contre, tous se plaignent d’avoir été employés par leur lieutenant, en dehors des heures de service, pour façonner son bois, apporter son courrier à la gare ainsi que d’autres besognes domestiques. Ces derniers faits sont rapidement reconnus comme exacts. Pour seuls remerciements, le lieutenant les congédiait en leur disant : « Messieurs, je vous remercie et regrette de ne rien vous offrir. Mais, vous savez comme moi que les cafés vous sont interdits ; vous pouvez donc vous rendre chacun chez vous5 ».

Ensuite, la haine qu’éprouvait l’officier pour les idées politiques de ses subordonnés l’aurait poussé à leur faire subir un surmenage intensif. En premier lieu, les 12, 15 et 16 juin 1906, il aurait fait faire à ses hommes des embuscades excessivement longues. Paul Fumey et Marie Anthelme Rémus auraient ainsi effectué jusqu’à 20 heures de service par jour. Pire encore, le 21, le préposé Jules Jean Pierre Fabre affirme qu’il s’était vu imposer 30 heures de patrouilles sans la moindre pause. Après son embuscade, son médecin lui diagnostique un « excès de fatigue ». Le galonné aurait plus tard ordonné au brigadier Octave Jérémie Burel de passer deux nuits dehors « sans être muni des effets réglementaires de campement ». À la suite de cet événement, Burel, 40 ans, marié et père de cinq enfants en bas âge, contracte une pleurésie qui aurait dégénéré en phtisie (tuberculose pulmonaire). Ceux qui lui ont rendu visite à son chevet déclarent qu’il était dans un état « lamentable ».

Les Vosges. Le Campement de Nuit de nos Douaniers, n° 4798, Th. (photographe), Adolphe Weick (Saint-Dié), entre 1905 et 1906, CP 2146 P/R (BMI Épinal).

Un coup de canne retentissant

Après ces épisodes de surmenage, un douanier anonyme, très probablement Duchêne, même si l’on ne peut en être sûr, dénonce les exactions au journal La Lanterne qui en fait un article le 25 juin. Évidemment, Pirot, qui avait l’ambition de devenir capitaine, ne voit pas d’un très bon œil cet article infamant. Les choses ne s’arrangèrent pas pour la brigade, au contraire. Aussi, les hommes portèrent plainte auprès de l’inspecteur. Cependant, l’Administration reste insensible à leur sort. Alors, un « Lapicquiste », c’est-à-dire un soutien de Louis Lapicque, se met à faire des menaces dans les colonnes du journal républicain anticlérical :

« Auriez-vous, Monsieur l’inspecteur, les mêmes sentiments que votre subordonné ? Je tiens à vous prévenir que je vais mettre cette affaire entre les mains de la Ligue des Droits de l’homme si je ne vois rien venir ; en même temps que j’aviserai le ministre par la voie hiérarchique. À bon entendeur, salut ! »

Un Lapicquiste, « Communication des Lanterniers », in La Lanterne, 28 juillet 1906, p. 2.

Évidemment, de telles menaces crispent encore plus les relations entre Duchêne et Pirot. Un accident devait bien arriver. Dans la nuit du 1er au 2 septembre, à 22 h 30, le gradé surprend son subalterne endormi durant son service. Duchêne affirme qu’il est simplement tombé de fatigue à cause du surmenage qu’il subissait depuis plusieurs mois. Mais pour Pirot, c’est la faute de trop. Avec sa canne, il frappe. Où ? On ne sait pas vraiment. Duchêne déclare qu’on lui a frappé sur la main. La douleur aurait été si grande qu’il aurait hurlé. Le lendemain, cependant, aucune trace n’était visible. Pirot, quant à lui, maintient qu’il n’a frappé que sur le sac du sous-brigadier. Au sujet des propos tenus par le lieutenant, il y a là aussi divergence. Duchêne lui prête les mots suivants : « La prochaine fois, ce sera sur le nez que je frapperai ». Son supérieur affirme qu’il a déclaré une autre réprimande : « C’est sur le nez qu’il faudrait vous frapper ! ». Quoi qu’il en soit, cette scène n’ayant eu aucun témoin, il est impossible de démêler le vrai du faux. Duchêne consigne immédiatement cet accrochage nocturne dans le cahier de la brigade. Interloquée, l’Administration se décide enfin à intervenir.

Dans les premiers jours du mois de septembre, le sous-inspecteur divisionnaire Doussin, de Remiremont, se rend à Cornimont. D’après les brigadiers et leurs sympathisants, le fonctionnaire se montre dédaigneux à l’égard des sans-grades et complaisant à l’endroit du supérieur. Il aurait, entre autres, déclaré à Duchêne : « Vous êtes un mauvais sujet et du petit monde ». Il faut dire que les délateurs ne disposent d’aucune preuve. Par exemple, comment être sûr que la phtisie de Burel a été causée par son embuscade ? En apprenant que Burel est connu pour ses états d’ébriété réguliers et pour sa santé fragile, Doussin se met à douter sérieusement de la bonne foi des interrogés. Par conséquent, peu convaincu par les dépositions, Doussin rédige le rapport suivant : « Il semble résulter que si le lieutenant Pirot a peut-être un caractère vif à l’endroit de ses subordonnés, ceux-ci manifestèrent également quelque indiscipline, surtout depuis l’entrée dans la brigade, en février dernier, du brigadier Duchêne6 ». Il faut malgré tout garder à l’esprit que Doussin prend des mesures concrètes. Par exemple, Pirot reçoit des « observations très sévères » ainsi qu’un blâme. Mais on ne lui reproche qu’un fait : les propos qu’il a tenu à son sous-ordre Duchêne. Quant à ce dernier, pour s’être endormi durant sa garde aux frontières, de lourdes sanctions disciplinaires sont prévues contre lui. On envisage même la révocation.

Vers un scandale national…

Cela aurait pu s’arrêter là. Mais c’est sans compter sur l’intervention d’un organisme déjà célèbre : la Ligue pour la défense des droits de l’homme et du citoyen. Saisie par le mystérieux « Lapicquiste », elle ouvre sa propre enquête privée en parallèle. Le 7 septembre 1906, l’événement est rapporté au ministre des Finances Raymond Poincaré par une missive de Gustave Martin, président de la section de Remiremont de la Ligue des Droits de l’Homme, avec l’appui de son secrétaire général Joseph Houot :

« Monsieur le Ministre,
J’ai l’honneur de vous signaler les faits ci-après exposés et de vous prier de vouloir bien accorder à leur examen votre attention et votre haute impartialité. C’est en qualité de président de la section de la Ligue des Droits de l’homme et du citoyen de Remiremont, que je m’adresse à vous, Monsieur le Ministre, pour faire rendre justice à de braves petits fonctionnaires, excellents serviteurs de la République, victimes de la part d’un supérieur, de procédés tyranniques et d’inqualifiables abus de pouvoir, ces fonctionnaires étant eux-mêmes, de par leur situation, hors d’état de tenter une démarche collective. J’ai été informé de ces faits par des citoyens ‒ étrangers d’ailleurs à cette affaire ‒ en qui je peux avoir toute confiance et j’en ai contrôlé l’authenticité par une enquête sérieuse faite sur place. […] Je suis persuadé, Monsieur le Ministre, qu’il suffit de faire appel à vos sentiments de loyauté et d’humanité pour que vous fassiez au plus tôt cesser une situation aussi contraire à tous les principes d’équité et rendiez à ces humbles et dévoués serviteurs de la République, la justice qui leur est due. »

MARTIN Gustave, « Lettre à Monsieur le Ministre Raymond Poincaré », in Les Vosges Républicaines, 20 septembre 1906, p. 1.
Article du Matin du 15 septembre 1906, p. 4.
Une des Vosges Républicaines du 21 septembre 1906.

L’incident prend tout à coup une grave importance. Dès le 15 septembre, une enquête est ordonnée par le ministère et le journal Le Matin rend publiques les accusations avec une question provocatrice : « Est-ce un scandale ?7 ». La presse s’empare alors du sujet et en fait une affaire nationale. Le 19, Les Vosges Républicaines désignent avec emphase cet épisode de « Scandale de Cornimont ». La sphère républicaine venait de trouver un nom à l’affaire. Sur place, le commissaire spécial de police Pradier de Remiremont tente de rassurer le préfet : « l’affaire autour de laquelle est mené depuis quelques jours un certain bruit dans Le Matin et que Les Vosges Républicaines qualifient pompeusement de “Scandale de Cornimont” n’offre aucune espèce de gravité et a été considérablement grossie ». Mais la machine médiatique est en marche et l’opinion républicaine exige que l’enquête soit menée de manière indépendante. On menace même de saisir l’Assemblée ! Du côté conservateur, on s’insurge devant de telles manœuvres. « Comment juger cette enquête extrajudiciaire, extra-administrative, extralégale ? De quel droit et en vertu de quelle autorité a-t-elle été faite ? » protestait L’Industriel vosgien, un des rares journaux républicains à soutenir Pirot, le 20 septembre8. « Comme s’il y avait autre chose à faire que mépriser les mouchards qui ont casserolé l’officier de douane ? » renchérissait Le Réveil Catholique le lendemain9. La Libre Parole, organe antisémite et ennemi juré de la Ligue, ira jusqu’à publier un article titré « Anarchie et délation » à propos des agissements des ligueurs10.

Télégramme du commissaire Pradier au préfet Pierre Causel, 19 septembre 1906, 1 M 750 (Arch. dép. des Vosges).

L’Enquête ministérielle délègue sur place l’inspecteur des douanes de Belfort, directeur par intérim. Il faut bien le dire, l’enquête est plutôt menée à la légère. L’inspecteur néglige même de faire signer les dépositions, ce qui est contraire au règlement11. Devant les résultats d’une investigation bâclée, le Gouvernement, par la décision du 19 décembre 1906, fait un choix assez étrange. Au lieu d’innocenter un parti et d’en punir un autre, il choisit de punir l’ensemble des acteurs de l’affaire. Pirot est déplacé vers un autre département. Même si les conservateurs défendent que cette mesure n’ait été prise que pour protéger le lieutenant, l’hypothèse la plus crédible semble être plutôt la disgrâce. Par ailleurs, les cinq douaniers qui avaient protesté sont mutés pour indiscipline et Duchêne est révoqué pour insubordination et faute grave durant son service12. Ces deux dernières décisions sont très mal accueillies par l’opinion républicaine13.

Une de L’Humanité du 21 décembre 1906.

Épilogue : la contre-enquête Freystätter

Le 21 décembre 1906, Francis de Pressensé, député du Rhône et président de la Ligue des Droits de l’Homme, écrit une lettre au nouveau ministre des Finances Joseph Caillaux pour exprimer son mécontentement. Elle sera publiée le 23 dans L’Aurore, un quotidien bien choisi pour parler d’injustice :

« Monsieur le Ministre et cher collègue […] Permettez-moi, au nom de la Ligue des Droits de l’Homme, d’appeler votre sérieuse attention sur des mesures qui, à première vue, semblent de nature à inquiéter l’opinion républicaine et à préoccuper les amis de la Justice. Je connais trop vos sentiments pour n’avoir pas pleine confiance dans le résultat de cet appel.

J’ai lieu d’être surpris que l’administration supérieure des douanes ne tenant aucun compte des résultats de l’enquête que j’avais eu l’honneur de mettre sous vos yeux à deux reprises déjà ait cru devoir frapper de petits fonctionnaires uniquement coupables de s’être plaints à juste titre des fautes et des abus de pouvoir d’un chef. Je m’étonne encore plus que par une inconséquence que je renonce à expliquer, elle ait, en même temps, puni ce chef, en proclamant ainsi la réalité des griefs que ses subordonnés vous avaient signalés ? Une telle décision ne correspond nullement à l’équité et à la clairvoyance qui vous distinguent à un si haut degré. […] En refusant de faire droit à la juste réclamation des préposés de Cornimont et en frappant ceux-ci de peines si sévères, la direction générale des douanes a pris une responsabilité dont, j’ai la certitude absolue, que vous ne voudrez pas assumer la charge. C’est dans cet espoir que je vous demande instamment, Monsieur le Ministre et cher collègue, de bien vouloir vous faire remettre le dossier de cette affaire, et de procéder, s’il y a lieu, à une nouvelle enquête. »

PRESSENSÉ Francis (de), « Les douaniers de Cornimont », in L’Aurore, 23 décembre 1906, p. 2.
Une de L’Humanité du 22 décembre 1906.

Une contre-enquête est menée immédiatement. Le ministère intervient conjointement avec la Ligue. Cette dernière envoie sur place un personnage de choix : le commandant Martin Freystätter. L’Officier à la retraite avait joué un rôle majeur dans l’affaire Dreyfus. Membre du Conseil de guerre de 1894, il fait partie des juges qui ont condamné Alfred Dreyfus. Seulement, ses doutes se font de plus en plus grands sur la culpabilité de l’Alsacien. Ainsi, au procès de Rennes de 1899, il révèle que des pièces secrètes furent communiquées illégalement au Conseil de guerre cinq ans plus tôt. Son témoignage, entre autres, ouvrait la voie à la révision tant attendue. Manifestant un certain sens de l’honneur, il avait ensuite lutté avec acharnement pour l’acquittement et la réhabilitation de l’accusé à tort en devenant membre du comité central de la Ligue des Droits de l’Homme. Le 24 décembre 1906, il débute son enquête à Cornimont. Elle durera deux jours entiers. Le 26, il prend le train pour Remiremont dans la matinée puis repart pour Paris peu après midi. Dans son rapport, Freystätter établit la culpabilité du lieutenant Pirot et met en avant des circonstances atténuantes pour Duchêne et les autres brigadiers. Devant le rapport de Freystätter et la pression des députés républicains des Vosges, comme Henri Schmidt de l’arrondissement de Saint-Dié, le ministre des Finances Caillaux capitule le 24 janvier 1907.

M. le capitaine Freystaetter, extrait de La Vie illustrée, 25 mai 1899, FOL-Z-794 (BnF).

En définitive, Pirot est muté à Réchésy dans le Territoire de Belfort. La résolution entre en vigueur en novembre 1907. Cette fois, la décision est affichée clairement comme une mesure disciplinaire. De plus, le préfet des Vosges veillera à empêcher tout avancement dans la carrière du lieutenant jusqu’à sa retraite en 1910. Pour prendre sa place comme lieutenant de Cornimont, on choisit Jean-François Périn, un républicain bon sous tous rapports. Duchêne est réintégré dans son grade, mais reste déplacé. Quant aux cinq autres douaniers, ils sont complètement disculpés et maintenus à Cornimont. Deux d’entre eux, Pierre Alfred Campan et Léon Cordier, sauveront de la noyade un jeune père de famille quelques jours après leur réhabilitation14. Enfin, le scandale est un des événements qui coûtent sa place au directeur général des douanes Fernand Brunet, qui avait la réputation d’être un « clérical à tous crins15 ». Son poste lui est retiré le 6 avril 1907, à la grande joie du personnel des douanes. On lit notamment dans L’Action douanière du 10 avril : « Nous voyons partir sans regret l’auguste vieillard que nous laisserons jouir, en toute quiétude, d’une pension dix fois plus forte que celle d’un modeste douanier ». Dans les faits, Brunet est assez mal jugé. En effet, il avait beaucoup œuvré pour la cause du personnel douanier. Il est remplacé le jour même par Marcel Delanney, un fervent républicain au caractère bien trempé.

On a déversé beaucoup d’encre à propos de cette « affaire de Cornimont ». On en avait appelé aux grands mots de « Justice » et d’« Humanité ». L’incident est même arrivé jusqu’aux oreilles d’un ministre. C’était probablement trop pour une affaire d’une importance mineure comme celle-ci. Mais elle est révélatrice de trois enjeux majeurs de son époque : les blessures non refermées provoquées par l’affaire Dreyfus (1894-1906) et la loi de séparation de l’Église et de l’État de décembre 1905, la présence encore importante des conservateurs dans l’administration douanière et, enfin, le besoin urgent de réformes pour la protection des agents des douanes (mis en avant également par l’affaire du douanier Girard ou celle du préposé Léandri16). Ces dernières seront mises en place dans les années suivantes par la direction Delanney.

  1. État nominatif des principaux contrebandiers de l’arrondissement de Saint-Dié et de Remiremont, susceptibles d’être employés comme émissaires, 1880, 4 M 109 (Arch. dép. des Vosges). ↩︎
  2. Détail des services d’Édouard Pirot, n° 509, Service des archives économiques et financières (SAEF). ↩︎
  3. Lettre du secrétaire général de la préfecture du Doubs au préfet des Vosges, 3 décembre 1903, 1 M 748 (Arch. dép. des Vosges). ↩︎
  4. MAIRE Félix, « Le Scandale de Cornimont », in Les Vosges Républicaines, 21 septembre 1906, p. 1. ↩︎
  5. PRESSENSÉ Francis (de), « Les Fonctionnaires des Douanes », in Bulletin officiel de la Ligue des droits de l’homme, 28 février 1907, n° 4, p. 186. ↩︎
  6. « L’Affaire de Cornimont », in Le Vosgien, 21 septembre 1906, p. 4. ↩︎
  7. « Est-ce un scandale ? », in Le Matin, 15 septembre 1906, p. 4. ↩︎
  8. REYNES Maurice, « Un prétendu scandale », in L’Industriel vosgien, 20 septembre 1906, p. 2. ↩︎
  9. « Cornimont », in Le Réveil catholique des Vosges, 23 septembre 1906, p. 3. ↩︎
  10. MONNIOT Albert, « Anarchie et délation », in La Libre Parole, 1er février 1907, p. 2. ↩︎
  11. « Le Scandale de Cornimont », in L’Ouvrier vosgien, 7 janvier 1907, p. 3. ↩︎
  12. NOURY Jean, « Épilogue inattendu », in Le Mémorial des Vosges, 23 décembre 1906, p. 1. ↩︎
  13. MAUREL Albert-Maurice, « Sus aux pauvres gens », in L’Humanité, 21 décembre 1906, p. 1. ↩︎
  14. « Sauvetage », in Le Mémorial des Vosges, 26 janvier 1907, p. 2. ↩︎
  15. MAUREL Albert-Maurice, « Une Question bien posée », in L’Humanité, 27 décembre 1906, p. 1. ↩︎
  16. « Chez les douaniers », in L’Humanité, 22 janvier 1907, p. 1. ↩︎

Par Vincent GÉHIN

Archiviste et doctorant en histoire contemporaine, spécialiste de la représentation de la guerre dans l’imagerie populaire des XIXe et XXe siècles.

Une réponse sur « Le « Scandale de Cornimont » (1906-1907) »

Événements inconnus pour moi originaire de Cornimont. Très intéressant en cette période trouble.

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